La fatigue est l’ennemi de plein de
trucs, notons. La fatigue est l’ennemi de mes doigts, par exemple.
Il m’est déjà arrivé, alors que je tombais de sommeil, de
littéralement verser l’eau de la bouilloire sur mes doigts plutôt
que dans la bouillotte. Ca fait mal.
La fatigue est l’ennemi de la
propreté. Quand on est fatigué, on n’a pas envie de faire les
corvées. Ca s’apparente aussi à de la flemme. La flemme, maladie
surpuissante qui couche le plus forcené d’entre nous. Cela peut
arriver à n’importe quel moment, quand on s’y attend le moins.
Encore plus en cas de fatigue. La flemme, c’est la maladie du
siècle. On devient comme une énorme patate – cuite, parce qu’en
général on est mou – dans un état léthargique caractérisé par
un symptôme spécifique nommé dans le jargon : j-ai-pas-envie.
Le mode « patate » est généralement accompagné
des vêtements « patates ». Si tu as un doute pour
reconnaître une patate, c’est très simple. Cherche un être mou
portant des vêtements 2 à 3 tailles trop grand pour lui affalé
dans un objet mou, de préférence devant une télévision ou une
console de jeux vidéo, tu as sans doute trouvé là une des
nombreuses victimes de la flemme.
Si tu es un être normalement
constitué, tu devrais ressentir, si ce n’est du dégoût, au moins
une indifférence certaine envers la patate que tu croiseras dans la
rue – encore qu’il est très rare de croiser une patate dans la
rue, on la rencontre plus souvent dans son salon. Indifférence. Tu
te dis : « ouais ben, si on s’en fout, ben…On s’en
fout, quoi, qu’est-ce que tu nous saoules avec ta démonstration à
2 balles ? ». Ce à quoi je te répondrai, si la patate
est un membre à part entière de ton couple et que tu éprouves tout
d’un coup une indifférence soudaine à son égard, de par son état
de patate, c’est un danger pour le couple. A moins de te
transformer en patate au même moment; auquel cas la patate aura sans
doute un peu de sympathie pour sa congénère patate et elle pourront
ensemble avoir des activités de patates comme tenter de boire un
chocolat chaud couché sans en mettre partout ou faire une bataille
de pouce pour déterminer qui devra se lever pour répondre au
téléphone. Notons bien que la bataille de pouces sera ce qui se
rapproche le plus d’un interaction sexuelle. Une patate n’a pas
la force de se lancer dans ce genre d’activités. Un couple de
patates s’en contentera. Mais si seule la moitié du couple est une
patate, ça peut être gênant.
Mais parfois le virus de la flemme
n’arrive pas à nous contaminer et ce malgré la fatigue. Des fois
on se dit qu’il vaut mieux faire la patate une bonne journée
plutôt que de lutter contre cette fatigue. Mais bon, quand on n’a
pas la flemme, on n’a pas la flemme. On va pas l’inventer. C’est
une maladie super contagieuse mais trouver quelqu’un qui souffre de
flemme en pleine rue, c’est mission impossible. Quand à débarquer
chez le premier venu pour voir s’il a activé le mode patate, c’est
pas très poli. Parfois, donc, on doit faire avec la fatigue. C’est
très dangereux. Parce que la fatigue agit directement sur le
cerveau. Vous savez, ce truc qui fait qu’on fonctionne de façon
vaguement rationnelle. Non, monsieur, pas entre tes jambes, plus
haut. Ouais, voilà.
Parfois ça se passe bien. Le cerveau
ne fonctionne plus au maximum de ses possibilités mais il n’est
pas vraiment non plus en mode survie. Le fatigué va afficher une
bonne humeur affligeante, rire à tout – surtout si ce n’est pas
drôle – et être prêt à faire n’importe quoi. Ami pervers,
c’est le moment d’abuser de lui. Il dira oui, et en rigolant, en
plus. Par contre, il n’est pas exclu que les mots doux – ou
salaces chacun son truc – déclenchent une crise de fous rires qui
pourraient te couper l’envie. Il est possible aussi qu’une fois
en position horizontale, le fatigué s’endorme en pleine action.
Mais bon, tu l’auras bien cherché.
D’autres fois, le cerveau désactive
certaines fonctions qu’il considère comme secondaires pour se
concentrer sur les fonctions essentielles de survie : tenir
debout, faire les 1000G à un jeu vidéo, manger. Une des premières
fonctions désactivées sera la capacité de décision. Le fatigué
deviendra totalement incapable de faire un choix. On va me dire que
c’est normal, que l’on est pas en état d’analyser tous les
éléments à sa disposition et que ce n’est pas le moment de
décider si oui ou non on déménage en Antarctique. Seulement, cela
ne se limite pas aux choix existentiels. Le fatigué se trouve dans
l’incapacité de décider s’il veut manger un yaourt ou une
compote. Ne propose jamais à un fatigué plusieurs activités à la
fois. S’il peut encore être capable de te suivre dans tes
pérégrinations, dès que tu le mettras face à un choix à faire,
il va planter.
Plus dangereux, le cerveau active
parfois un mode berserk. Il permet une efficacité accrue sur les
tâches principales et une agressivité accrue sur à peu près tout.
Très efficace en situation de stress comme trouver la bonne
sortie d’autoroute sans indications de nuit en regardant une carte,
il peut se révéler très insupportable pour tout être avoisinant,
qui risque de se faire rembarrer à coup d’aboiements, s’il ne se
fait pas carrément mordre. N’approche jamais un fatigué en mode
berserk sans auparavant avoir revêtu une cotte de mailles. Aucun
fatigué ne devrait approcher un fatigué en mode berserk. Sa fatigue
peut altérer ses capacités de jugement, de fuite. C’est très
dangereux.
Selon les tempéraments, le cerveau
activera son mode de survie de prédilection. Cela peut s’avérer
problématique. Imaginez, tout à fait au hasard, un couple qui
aurait fait 12h de route – au lieu de 8 prévues à cause d’une
route qui n’existait pas – debout depuis encore plus longtemps et
sans avoir dormi, le mi-couple ne conduisant pas servant
alternativement de co-pilote ou de distributeur de boisson. Par
chance, pendant toute la route, l’humeur du couple est restée très
joyeuse. Ils ont passé leur temps à faire des blagues pourries, à
chanter des chansons en italien sans parler italien. Arrivés à
destination, cela se corse. Le but principal est accompli :
arriver. Le nouvel objectif : manger. Il y a des provisions dans
le sac mais voilà : l’un des mi-couples a subtilement sombré
en mode plantage-face-à-un-choix. Rien ne lui convient. Cela active
le mode berserk du second mi-couple qui emmène le premier devant le
distributeur de boissons/manger. Le berserk comprend en 3 secondes le
fonctionnement de l’appareil, tire sa soupe, met la pièce dans la
main de l’autre et attend. L’autre bloque devant la machine. Trop
de possibilités s’offrent à lui. Ce qui donne un échange du
genre :
- Euuuuuuh
- Tu veux quoi ?
- Euuuuuuuh
- Bon tu vas choisir, oui ?
- Euuuuuuuh
- Allez, on n’a pas que ça à
foutre !
Ne croyez pas que l’hésitant soit si
hésitant que ça. Oui, il bloque un peu, mais ça ne dérangerait
personne, sauf que l’autre est en mode berserk et s’impatiente
après 0.01 seconde de latence. Heureusement, le mode berserk du
premier ne s’est pas déclenché, ce qui aurait été la réaction
normale de tout individu. Heureusement, car sinon cela aurait fini en
bain de sang. En bain de soupe de tomates et de gaufre au sucre dure
et froide, tout du moins.
Quand on sait cela, il n’est pas
difficile de s’imaginer la suite. Les disputes dans un couple sont
forcément dues à la fatigue. Les gens se séparent parce qu’ils
ne dorment pas assez. Conclusion, si tu tiens à rester en couple et
que tu t’énerves subitement parce que ton conjoint s’est gratté
le nez pendant que tu lui racontais les derniers potins de la
voisine, va te coucher.